LES DEUX VOIES
La première lecture, tirée du livre de Jérémie, nous avait mis en garde : ne mettez pas votre confiance en vous-mêmes et en vos richesses de toutes sortes… ne vous appuyez que sur Dieu seul. L’évangile des Béatitudes va encore plus loin : Heureux, les pauvres ; mettez votre confiance en Dieu : Il vous comblera de ses richesses… SES richesses…! « Heureux », cela veut dire « bientôt on vous enviera » ! Il faut dire premièrement que ce n’étaient pas les gens socialement influents, importants, qui formaient le gros des foules qui suivaient Jésus ! On lui a assez reproché de frayer avec n’importe qui ! Deuxièmement, le mot « pauvres » dans l’Ancien Testament n’a aucun rapport avec le compte en banque : les « pauvres » au sens biblique (les « anawim ») ce sont ceux qui n’ont pas le coeur fier ou le regard hautain, comme dit le psaume ; on les appelle « les dos courbés » : ce sont les petits, les humbles du pays, dans le langage prophétique. Ils ne sont pas repus, satisfaits, contents d’eux, il leur manque quelque chose. Alors Dieu pourra les combler.
On retrouve là le langage des prophètes : tantôt sévère, menaçant… tantôt encourageant ; sévère, menaçant quand le peuple fait fausse route, se trompe de valeurs ; encourageant quand le peuple traverse des périodes de détresse et de désespoir. Ici Jésus, regardant ses disciples et, au-delà d’eux la foule, éduque leur regard : il reprend ces deux langages prophétiques ; et on retrouve là le même discours que dans la première lecture de ce dimanche, le texte de Jérémie : vous qui mettez votre confiance dans les richesses matérielles, dans votre position sociale, vous qui êtes bien vus, « bientôt, on ne vous enviera pas ! » Vous n’êtes pas sur la bonne route. Si vous étiez sur la bonne voie, vous ne seriez pas si riches, pas si bien vus.
Un vrai prophète s’expose à déplaire, Jésus en sait quelque chose ; un vrai prophète n’a ni le temps ni la préoccupation d’amasser de l’argent, ou de soigner sa publicité… On peut tout à fait appliquer à Jésus-Christ ces quatre Béatitudes : lui, le pauvre qui n’avait pas une pierre pour reposer sa tête et qui est mort dans le dénuement et l’abandon ; lui qui a pleuré le deuil de son ami Lazare ; et qui a connu l’angoisse du Jardin des Oliviers ; lui qui a pleuré sur le malheur de Jérusalem ; lui qui a eu faim et soif, au désert et jusque sur la croix ; lui qui a été méprisé, calomnié, persécuté, et pour finir, supprimé au nom des bons principes et de la vraie religion (ce qui est quand même un comble si on y réfléchit !)
LE REGARD DE L’HOMME ET LE REGARD DE DIEU
En proclamant « heureux » ceux qui vivent ces Béatitudes, à commencer par lui-même, Jésus rend grâce en quelque sorte : car il sait de quel regard d’amour son Père l’enveloppe ; et il sait que la victoire est déjà acquise : la promesse de la Résurrection se profile déjà derrière ces Béatitudes. Il nous révèle ce regard de Dieu, cette miséricorde de Dieu : étymologiquement, le mot « miséricorde » signifie des entrailles qui vibrent ; ce texte vient nous dire : il y a le regard de l’homme, il y a le regard de Dieu ; l’admiration de l’homme se trompe souvent d’objet : son admiration va vers les riches, les repus, les gâtés de la vie. Le regard de Dieu est tout autre : « un pauvre a crié, Dieu l’entend » dit le psaume ; ou encore « d’un coeur brisé et broyé, Dieu n’a point de mépris » (Ps 50/51).
Les pauvres, les persécutés, ceux qui ont faim, ceux qui pleurent, Dieu se penche sur eux avec prédilection : non pas en vertu d’un mérite de leur part, mais en raison de leur situation même. Et Jésus ouvre ici nos yeux sur une autre dimension du bonheur : le véritable bonheur, c’est ce regard de Dieu sur nous. Et alors, sûrs de ce regard de Dieu, les pauvres, ceux qui pleurent, ceux qui ont faim, trouveront la force de prendre leur destin en main ; comme le traduit André Chouraqui, le mot « heureux » veut aussi dire « en marche ». Par exemple, le peuple guidé par Moïse a trouvé la force de sa longue marche au désert dans la certitude de la présence constante de Dieu à ses côtés. Encore une fois, cette opposition entre béatitudes et malédictions ne divise pas l’humanité en deux populations distinctes : ceux qui méritent ces paroles de réconfort et ceux qui n’encourent que réprobation. Nous faisons partie tour à tour de l’un ou l’autre groupe, et c’est à chacun de nous que le Christ dit « en marche…! »
Je disais plus haut que ces Béatitudes sont d’abord applicables à Jésus-Christ, elles le sont ensuite aux disciples. Luc nous dit : « Jésus, levant les yeux sur ses disciples, déclara : Heureux, vous les pauvres : le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés. » ; traduisez ‘Vous qui me suivez, voilà ce que vous récolterez : la faim, la soif, la pauvreté ; vous pleurerez de découragement dans l’entreprise d’évangélisation, vous serez persécutés, assassinés les uns après les autres, mais vous avez fait le bon choix’.
« Vous serez rassasiés, consolés, soyez heureux et sautez de joie » : c’était déjà dans l’Ancien Testament, la manière de parler du bonheur qu’apporterait le Messie ; les disciples connaissaient bien ces expressions ; ils comprennent du coup très bien ce que Jésus leur annonce ici : ‘Vous qui êtes sortis de la foule pour me suivre, vous n’êtes pas partis pour récolter les honneurs ni la richesse, mais vous avez fait le bon choix, puisque vous avez su reconnaître en moi le Messie’.

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