L’HEURE DE LA NOUVELLE CRÉATION A SONNÉ
Il faut nous habituer à la manière d’écrire de Jean l’évangéliste ! C’est entre les lignes que les choses importantes sont dites ! Pour lui, ce premier « signe » (comme il dit) de Jésus à Cana est très important : il évoque à lui tout seul le grand mystère du projet de Dieu sur l’humanité, mystère de Création, mystère d’Alliance, mystère de Noces. Ce que nous appelons le Prologue, chez Jean, c’est-à-dire le tout début de son premier chapitre, était une grande méditation sur ce mystère ; le texte qui nous rapporte le miracle de Cana est exactement la même méditation, mais sur le mode du récit, cette fois. Comme si ces deux textes, au début de l’évangile, devaient nous introduire à la compréhension de tout ce qui va suivre. Je vous propose donc de lire le récit des noces de Cana à la lumière du Prologue.
Qu’y a-t-il eu entre les deux ? Des événements qui composent ce que l’on appelle la « semaine inaugurale » de la vie publique de Jésus. Elle commence auprès de Jean-Baptiste au bord du Jourdain où des Pharisiens sont venus l’interroger sur sa mission ; et déjà Jean-Baptiste annonçait la venue de Jésus ; le lendemain, Jean-Baptiste a la joie de voir Jésus lui-même venir vers lui et il reconnaît en lui « le Fils de Dieu, celui qui baptise dans l’Esprit Saint » (Jn 1,33-34). Le lendemain encore, (et c’est Jean qui donne la précision comme s’il disait « il y eut un soir, il y eut un matin »), nouvelle rencontre au bord de l’eau : cette fois, ce sont deux disciples de Jean-Baptiste qui se détachent de son groupe pour suivre Jésus et celui-ci les invite à passer la soirée auprès de lui. Le jour suivant, Jésus part en Galilée accompagné déjà de quelques disciples. Et c’est en Galilée, trois jours plus tard, qu’a lieu le miracle de Cana : Jean commence son récit des noces de Cana en disant « le troisième jour1, il y eut un mariage à Cana en Galilée » ; on est, bien sûr, tentés de faire le compte de tous ces jours depuis le début : cela donne « le septième jour » ; l’évocation d’une semaine, d’un « septième jour », dans un évangile, ce n’est évidemment pas anodin. Le « septième jour » renvoie toujours à l’achèvement de la Création.
Comme le mot « commencement », d’ailleurs, que l’évangéliste emploie à la fin de son récit : « Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. » Dans le Prologue, Jean affirmait « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. C’est par lui que tout est venu à l’existence et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui. » Nous voici dans le cadre des sept jours de la Création.
L’HEURE DES NOCES DE DIEU AVEC L’HUMANITÉ
L’épisode des noces de Cana, un septième jour, lui fait donc un lointain écho : car, en réalité, à Cana, Jésus ne se contente pas de multiplier le vin, il le crée ; comme au commencement de toutes choses, le Verbe était tourné vers Dieu pour créer le monde, une nouvelle étape s’inaugure à Cana : la création nouvelle a commencé.
Et il s’agit d’une noce ! On pourrait continuer le parallèle : au sixième jour, Dieu avait achevé son oeuvre par la création du couple humain à son image ; au septième jour de la nouvelle création, Jésus participe à un repas de noces. Manière de dire que le projet créateur de Dieu est en définitive un projet d’alliance, un projet de noce. (Nous comprenons mieux alors pourquoi nous avons lu en première lecture ce texte du troisième Isaïe dans lequel Dieu disait à son peuple : « Comme la jeune mariée fait la joie de son mari, tu seras la joie de ton Dieu » ; Is 62) Les Pères de l’Eglise ne se sont pas privés de voir dans le miracle de Cana la réalisation de la promesse de Dieu : la fête des noces de Dieu avec l’humanité débute là.
C’est pour cela que le mot « Heure » chez Jean est si important : il s’agit de l’Heure où le projet de Dieu a été définitivement accompli en Jésus-Christ. C’est bien à cela que Jésus pense quand il dit à Marie : « Femme, que me veux-tu ? Mon heure n’est pas encore venue. » Visiblement ses préoccupations sont au-delà du problème matériel du manque de vin : il ne perd pas de vue sa mission qui est d’accomplir les noces de Dieu avec l’humanité.
Mais la première phrase (« Femme, que me veux-tu ? ») reste surprenante et on a beaucoup épilogué ; en réalité, dans le texte grec, c’est « qu’y a-t-il pour toi et pour moi ? » autrement dit : « tu ne peux pas comprendre ». Jésus affronte là, seul, la grande question de sa mission : pour accomplir cette mission, concrètement, que doit-il faire ? Doit-il créer du vin ? Et ainsi manifester qu’il est le Fils de Dieu ?
On a peut-être ici, dans l’évangile de Jean, un écho du récit des Tentations dans les Evangiles synoptiques ; ce qui expliquerait, d’ailleurs, la sécheresse apparente de la phrase de Jésus à sa mère ; au désert, dans l’épisode des Tentations, la question qui s’est posée à Jésus était « qu’est-ce, au juste, être Fils de Dieu ? » et le Tentateur lui avait susurré « si tu es vraiment le Fils de Dieu, maintenant que tu as faim, ordonne que ces pierres deviennent du pain ». On remarquera une chose : quand il est seul au désert, Jésus refuse de faire les miracles que lui suggère le Tentateur, car il en serait le seul bénéficiaire. A Cana, au contraire, Jésus multiplie le vin de la fête pour la joie des convives. Ce qui revient à dire que le Fils de Dieu ne fait de miracles que pour le bonheur des hommes.
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Note
1 – Le « troisième jour » : à elle toute seule, cette précision est certainement un message ; là encore il ne s’agit pas d’une notation anecdotique pour remplir un journal de bord, mais d’une méditation théologique : la mémoire des disciples est à jamais marquée par un certain troisième jour, celui de la Résurrection. Elle nous renvoie donc à l’autre bout, si j’ose dire, de la vie publique de Jésus, à la Passion, la mort et la Résurrection du Christ. Manière pour Jean de nous dire : c’est là et là seulement, que l’Alliance de Dieu avec l’humanité sera définitivement scellée, ses noces célébrées. D’ailleurs la dernière phrase « Il manifesta sa gloire » est aussi une allusion à la Résurrection. Dans le Prologue, encore, Jean disait « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire… » C’est à Cana, justement, que les disciples ont vu la gloire de Jésus pour la première fois. En attendant la manifestation définitive de la gloire de Dieu sur le visage du Christ, mort et ressuscité.

Compléments
– Saint Jean précise que Cana est en Galilée ; ce qui élargit considérablement la perspective : car la Galilée, traditionnellement, c’est le pays des païens, un carrefour de peuples ; Isaïe l’appelait le « pays de l’ombre, la Galilée des nations » : Dieu donc épouse l’humanité tout entière et pas seulement quelques privilégiés.
– « Femme que me veux-tu ? » Ne cherchons pas à minimiser l’indéniable vivacité de cette réaction du Fils envers sa mère. En hébreu, cette phrase marque généralement une divergence de vues, parfois même une hostilité (Jg 11,12 ; Mc 1,24 ; 2 S 16,10 ; 2 S 19,23) ; reconnaissons qu’il s’agit ici de cas extrêmes ; la réflexion de Jésus s’apparente peut-être davantage à celle de la veuve de Sarepta face à Elie au moment de la mort de son fils (1 R 17,18) : elle considère la présence du prophète comme une intervention inopportune. Mais la difficulté persiste : Jésus, le doux et humble de coeur, manquerait-il de respect envers sa mère ? En réalité, peut-être y a-t-il ici l’aveu implicite d’un véritable affrontement intérieur pour le Fils au sujet de sa mission. Lui qui ne s’autorisait pas à accomplir des miracles pour son seul bénéfice (changer des pierres en pain), devait-il ici transformer l’eau en vin ? Ici, on touche à la profondeur du mystère du Christ, mystère dont lui-même a progressivement pris conscience : pleinement homme, il a dû grandir peu à peu comme chacun de nous dans la découverte de sa mission.
– Les cuves d’eau de Cana sont en pierre et Jean le précise intentionnellement : les poteries de terre cuite étaient employées pour l’eau potable, les cuves de pierre pour l’eau des ablutions rituelles. C’est cette eau-là, eau symbolique de l’Alliance, qui est devenue vin des noces.
– Les disciples ne découvriront le miracle qu’après coup ; mais les seuls qui sont réellement dans la confidence, et Saint Jean le souligne, ce sont les serviteurs (verset 9) : ils le savaient dans leur chair, si j’ose dire, parce que ce sont eux qui sont allés puiser l’eau, qui l’ont transportée, et tout cela dans une obéissance aveugle, sans comprendre peut-être à quoi allait servir cette eau. Mais, bien sûr, nous ne sommes pas surpris outre mesure que des pauvres soient les premiers au courant du projet de Dieu !

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