L’AN 15 DU REGNE DE TIBERE
Reprenons le texte dans l’ordre : Luc a ses raisons, certainement, pour se montrer aussi précis, tout d’un coup, sur la date, les lieux, les personnages du décor qu’il est en train de planter. On remarque au passage que ce sont déjà les acteurs du drame de la Passion de Jésus, manière de nous dire entre autres qu’elle se profile déjà à l’horizon.
Il reste que la donnée de date, « l’an 15 du règne de l’empereur romain Tibère » n’est pas très claire pour nous, mais ce n’est pas la faute de Luc : rien n’est plus difficile que de reconstituer les dates de cette époque-là ; en tout cas, à quelques mois près, une chose est sûre, nous sommes ici en 27 ou 28 après J.C.1
Luc présente aussi les personnages politiques, d’abord, les personnages religieux ensuite qui noueront le drame autour de Jean-Baptiste, puis de Jésus. Un gouverneur romain, Pilate, pour la Judée2 (c’est-à-dire la région de Jérusalem), des rois issus du pays pour les autres provinces. Pourquoi la Judée a-t-elle un régime à part ? Tout simplement pour que Rome ait directement la mainmise sur cette province particulièrement difficile à gouverner ; et Pilate est réputé pour sa sévérité. Dernière remarque, le roi Hérode dont il est question ici, est Hérode Antipas, fils d’Hérode le Grand ; ce dernier était au pouvoir au moment de la naissance de Jésus, mais au moment de sa vie publique (comme de celle de Jean-Baptiste), c’est Hérode Antipas.
Quant aux lieux, Luc nomme deux provinces juives, la Galilée et la Judée, et trois provinces non-juives, au Nord du pays : l’Iturée, la Traconitide et l’Abilène3 ; il ne couvre cependant pas toute la région ; mais il ne cherche pas à être exhaustif, il ne nous donne pas un cours de géographie politique ; il veut nous suggérer que le salut qui vient concerne à la fois les Juifs et les païens, ce qui sera une insistance très forte de tout son évangile. On ne s’étonne pas que Luc, l’ancien païen converti, soit particulièrement sensible à l’accès des païens au salut.
Enfin il nomme les autorités religieuses, les grands prêtres, Anne et Caïphe. Dans le texte grec, il dit même « le » grand prêtre, Anne et Caïphe, formule plutôt curieuse ! Il est vrai qu’il n’y avait jamais qu’un seul grand prêtre en exercice. Anne l’a été de l’an 6 à l’an 15 et son gendre Caïphe de l’an 18 à l’an 36 ; mais Anne exerçait une très grande influence sur son gendre et c’est peut-être cela que Luc a voulu noter. Tous les deux, d’ailleurs, joueront un rôle dans le procès de Jésus (Jn 18, 13).
LA PREDICATION DE JEAN-BAPTISTE
Continuons le texte : « La parole de Dieu fut adressée à Jean » littéralement « Il y eut une Parole de Dieu sur Jean » ; or c’est exactement la même formule qui est employée dans la Bible grecque (la Septante) pour Jérémie (Jr 11,1) et pour Osée (Os 1,1) ; Luc la reprend intentionnellement ; il veut nous présenter d’emblée Jean (celui que nous appelons Jean-Baptiste) comme un authentique prophète. Il avait raconté un peu plus haut dans son évangile, la naissance miraculeuse de Jean, le fils de Zacharie et d’Elisabeth. Jean-Baptiste est donc fils de prêtre, chose banale à l’époque, mais, comme beaucoup de Juifs fervents, il a pris ses distances par rapport au Temple de Jérusalem. Et il invite ses frères à le rejoindre au désert pour retrouver la ferveur de Josué et du peuple hébreu traversant le Jourdain. Ce faisant, il accomplit une véritable mission de prophète : « Il proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés ». La conversion a toujours été le thème de prédication favori des prophètes. Nous reparlerons plus longuement du baptême de Jean et du baptême chrétien la semaine prochaine à propos des versets suivants de l’évangile de Luc ; pour aujourd’hui, notons seulement que Jésus n’a pas inventé le baptême puisque, avant lui, Jean baptisait déjà !
La prédication de Jean est placée sous le meilleur patronage qui soit : « Comme il est écrit dans le livre du prophète Isaïe » ; manière de dire : Jean-Baptiste est un prophète authentique, celui qui vous ouvre les yeux sur l’accomplissement des antiques promesses. Car le grand objectif des écrits du Nouveau Testament est de révéler que Jésus est bien celui qui accomplit le projet de Dieu annoncé dans l’Ancien Testament. Chaque auteur le fait à sa manière avec son génie propre, mais l’objectif est toujours le même. La citation choisie par Luc est tirée du chapitre 40 du livre d’Isaïe4, donc du deuxième Isaïe, le prophète qui prêchait pendant l’Exil à Babylone et annonçait la fidélité de Dieu et le retour au pays.
Soyons clairs : cette annonce d’Isaïe s’adressait d’abord à ses contemporains ; leur premier souci était d’ordre immédiat ; c’est donc un oracle de circonstance ; à des exilés qui risquaient bien de se croire abandonnés de Dieu, il annonçait : vous allez bientôt prendre le chemin du retour. Il le faisait à travers des images extrêmement expressives pour eux : chaque année, pour la grande fête nationale, la fête du dieu Mardouk, les esclaves juifs déportés à Babylone étaient contraints à de véritables travaux forcés ; il fallait tracer une autoroute en plein désert : combler les ravins, raser les collines, redresser les chemins tortueux… tout cela, pénible physiquement et plus encore moralement puisque c’était en l’honneur d’une idole païenne ! Or que disait Isaïe ? Désormais c’est la route du Seigneur qui va traverser le désert : traduisez, Dieu prend la tête du cortège de votre retour triomphal au pays.
Jean-Baptiste, relisant la prophétie de son lointain père spirituel, y découvre l’annonce d’un autre chemin de libération : désormais ce ne sont plus seulement les exilés à Babylone, c’est tout homme qui verra le salut de Dieu.
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Notes
1 – Rien n’est plus difficile que de reconstituer les dates de cette époque-là pour deux raisons ; tout dépend d’abord du jour choisi pour le début de l’année : est-ce octobre ? Est-ce janvier ? De plus, d’un pays à l’autre, on n’avait pas la même manière de compter ; ou encore Luc envisage-t-il la date anniversaire de l’accession de Tibère au pouvoir ? Deuxième raison, il y a eu de nombreux changements de calendrier depuis ! D’où notre incertitude sur l’âge de Jésus, au commencement de sa vie publique : bienheureuse incertitude, peut-être, qui nous pousse à chercher ailleurs ce qui est réellement important.
2 – En l’an 6, Rome a destitué le roi Archélaüs, (fils d’Hérode le grand et frère d’Hérode Antipas et de Philippe), et ne l’a pas remplacé.
3 – L’Iturée se trouve au nord-est du lac de Tibériade ; la Trachonitide à l’est de la Galilée, au sud de Damas et l’Abilène, ou région d’Abila est située au nord-ouest de Damas.
4 – Voici le texte d’Isaïe : « Une voix proclame : dans le désert dégagez un chemin pour le SEIGNEUR, nivelez dans la steppe une chaussée pour notre Dieu. Que tout vallon soit relevé, que toute montagne et toute colline soient rabaissées, que l’éperon devienne une plaine et le mamelon une trouée ! Alors la gloire du SEIGNEUR sera dévoilée… » (Is 40, 3-5). (On notera que, dans sa citation d’Isaïe, Luc a, certainement intentionnellement, remplacé le mot « gloire » par le mot « salut » : « tout homme verra le salut de Dieu ». Pour lui, clairement, la gloire de Dieu, c’est le salut du monde, ce que notre liturgie eucharistique affirme au moment de la prière sur les offrandes.
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