QUEL EST LE PREMIER DE TOUS LES COMMANDEMENTS ?

Le scribe qui s’avance n’est pas malveillant, au contraire : sa question était classique, un sujet de conversation courant, apparemment : si l’on comptait bien tous les détails de la loi juive, on dénombrait six cent-treize commandements : des problèmes de choix de priorité se posaient inévitablement. D’où la question : « Quel est le premier de tous les commandements ? » Comme toujours, Jésus répond en se référant à I’Ecriture elle-même ; et comme tout bon scribe, il sait rapprocher les textes entre eux. Ici, il en cite deux, extrêmement connus : « Voici le premier : Ecoute, Israël : le SEIGNEUR notre Dieu est l’unique SEIGNEUR. Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là » Le premier n’est autre que le fameux « Shema Israël », le Credo juif en quelque sorte (Dt 6, notre première lecture) ; le second est un passage du livre du Lévitique, bien connu des autorités religieuses (Lv 19,18).

Ces deux commandements sont des commandements d’aimer et Jésus ne leur ajoute rien pour l’instant. Le « Shema Israël » prescrivait d’aimer Dieu, et lui seul : c’était un thème très habituel dans l’Ancien Testament, aimer Dieu au sens de « s’attacher » à lui, à l’exclusion de tout autre dieu, c’est-à-dire en clair refuser toute idolâtrie. Cet amour dû à Dieu n’est d’ailleurs qu’une réponse à l’amour de Dieu, au choix qu’il a fait de ce peuple : « Si le SEIGNEUR s’est attaché à vous et s’il vous a choisis, ce n’est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples, car vous êtes le moindre de tous les peuples. Mais si le SEIGNEUR, d’une main forte, vous a fait sortir et vous a rachetés de la maison de servitude, de la main du Pharaon, roi d’Egypte, c’est que le SEIGNEUR vous aime et tient le serment fait à vos pères. » (Dt 7,7-8)… « A toi il t’a été donné de voir, pour que tu saches que c’est le SEIGNEUR qui est Dieu, il n’y en a pas d’autre que lui. » (Dt 4,35).

Mais l’amour peut-il se commander ? L’élan, non, mais la fidélité, oui et c’est de cela qu’il est question ici : faire de l’amour une loi, c’est relativiser toute autre loi : désormais, la loi, quelle qu’elle soit, est au service de l’amour de Dieu, elle ne peut le remplacer ; or les palabres interminables sur l’ordre de priorité des commandements peuvent détourner du principal, l’amour lui-même.

Quant au deuxième commandement cité par Jésus, « Tu ai­me­ras ton pro­chain com­me toi-mê­me », il fi­gu­re au li­vre du Lé­vi­ti­que, dans ce que l’on ap­pel­le la « Loi de sain­te­té » qui com­men­ce par ces mots : « Soyez saints, car je suis saint, moi le SEIGNEUR vo­tre Dieu » (Lv 19,2). Or, cu­rieu­se­ment, ce cha­pi­tre ap­pa­rem­ment cen­tré sur la sain­te­té de Dieu égre­nait jus­te­ment tou­te une sé­rie de com­man­de­ments d’amour du pro­chain ; ce qui veut di­re en clair que, bien avant Jé­sus-Christ, dans l’idéal d’Israël, les deux amours de Dieu et du pro­chain ne fai­saient qu’un. Les ta­bles de la Loi tra­dui­saient bien la mê­me exi­gen­ce puis­que les com­man­de­ments concer­nant la re­la­tion à Dieu pré­cé­daient tout jus­te les com­man­de­ments concer­nant le pro­chain.

C’EST LA MIS­E­RI­COR­DE QUE JE VEUX, NON LES SA­CRI­FI­CES

Les pro­phè­tes avaient énor­mé­ment dé­ve­lop­pé les exi­gen­ces concer­nant l’amour du pro­chain (et les scri­bes du temps de Jé­sus, à la dif­fé­ren­ce des Sad­du­céens, li­saient cou­ram­ment les tex­tes pro­phé­ti­ques). Pour n’en ci­ter qu’un, fort cé­lè­bre du temps de Jé­sus, re­te­nons cet­te phra­se du pro­phè­te Osée : « C’est la mis­é­ri­cor­de que je veux, non les sa­cri­fi­ces, la connais­san­ce de Dieu, non les ho­lo­caus­tes. » (Osée 6,6). No­tre scri­be est vi­si­ble­ment dans cet­te li­gne de pen­sée ; Marc no­te « Le scri­be re­prit : Fort bien, Maî­tre, tu as rai­son de di­re que Dieu est l’Unique et qu’il n’y en a pas d’autre que lui. L’aimer de tout son coeur, de tou­te son in­tel­li­gen­ce, de tou­te sa for­ce, et ai­mer son pro­chain com­me soi-mê­me, vaut mieux que tou­tes les of­fran­des et tous les sa­cri­fi­ces. »

Jé­sus conclut par une for­mu­le d’encouragement, com­me une « béa­ti­tu­de » : « Tu n’es pas loin du Royau­me de Dieu » (sous-en­ten­du « heu­reux es-tu »). Au pas­sa­ge, il est in­té­res­sant de no­ter que la pré­di­ca­tion ha­bi­tuel­le de Jé­sus n’est pas un en­sei­gne­ment du ty­pe « il faut, tu dois… » mais une ré­vé­la­tion sur la pro­fon­deur de ce que nous vi­vons : par­ce que tu as com­pris que le plus im­por­tant est d’aimer, heu­reux es-tu, tu es tout près du royau­me. Ain­si Jé­sus clôt-il cet­te sé­rie de contro­ver­ses par une no­te po­si­ti­ve, ce qui est pro­pre à Marc : « Tu n’es pas loin du Royau­me. »

Res­tent deux ques­tions : la pre­miè­re étant, au vu de cet é­ton­nant ac­cord en­tre Jé­sus et le scri­be, pour­quoi n’a-t-on pas évi­té la Pas­sion ? La ré­pon­se de Marc est la sui­van­te : les contem­po­rains de Jé­sus n’ont pas bu­té sur son en­sei­gne­ment, mais sur sa per­son­ne. « Par quel­le au­to­ri­té » agis­sait-il ? Quel était son mys­tè­re ? On re­tro­u­ve là le pro­blè­me po­sé à la sy­na­go­gue de Na­za­reth (6,1-6 ; cf qua­tor­ziè­me di­man­che) : pour qui se prend-il le fils du char­pen­tier ?

Quant à la deuxiè­me ques­tion, el­le est la sui­van­te : en définitive, quel est l’apport ori­gi­nal de Jé­sus ? Tout n’était-il pas dé­jà dans la Loi ? Oui, tout était en ger­me dans la Loi d’Israël, mais Jé­sus vient an­non­cer et ac­com­plir la der­niè­re éta­pe de la Ré­vé­la­tion : pre­miè­re­ment, il vient élar­gir à l’infini la no­tion de pro­chain ; Marc nous mon­tre à plu­sieurs re­pri­ses Jé­sus lut­tant contre tou­te ex­clu­sion ; deuxiè­me­ment, Jé­sus vient sur ter­re pour vi­vre en lui ces deux amours in­sé­pa­ra­bles, ce­lui de Dieu, ce­lui des au­tres sans ex­cep­tion ; en­fin, il vient nous en ren­dre ca­pa­bles en nous don­nant son Es­prit : « A ce­ci tous vous re­con­naî­tront pour mes dis­ci­ples : à l’amour que vous au­rez les uns pour les au­tres. » (Jn 13,35).

Jé­sus vient de don­ner au scri­be la plus bel­le dé­fi­ni­tion du Royau­me : c’est là où l’amour est roi, l’amour de Dieu nour­ris­sant l’amour des au­tres.

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Compléments

– Les dis­ci­ples de Jé­sus sont tous Juifs, com­me lui-mê­me, d’ailleurs, et com­me bon nom­bre des pre­miers Chré­tiens. On ne doit donc pas s’étonner de dé­cou­vrir une ré­el­le com­mu­nion de pen­sée en­tre Jé­sus et cer­tains re­pré­sen­tants du Ju­daïs­me : c’est le cas ici. Le scri­be qui s’avance n’est pas mal­veillant, au contrai­re : dans les ver­sets pré­cé­dents, il a ap­pré­cié les pri­ses de po­si­tion de Jé­sus.

– Dans le cha­pi­tre 11, et le dé­but du cha­pi­tre 12, Marc vient de rap­por­ter tou­te une sé­rie de contro­ver­ses avec les au­to­ri­tés re­li­gieu­ses : tout d’abord, le ré­cit des vendeurs chas­sés du Tem­ple (11,15-17) ; l’apprenant, les grands prê­tres et scri­bes se sont de­man­dé com­ment on pour­rait le fai­re pé­rir (v. 18) ; quand ils le ren­con­trent à nou­veau dans le Tem­ple, les grands prê­tres, scri­bes et an­ciens lui de­man­dent en ver­tu de quel­le au­to­ri­té il se per­met des cho­ses pa­reilles (v. 28) ; Jé­sus ne ré­pond pas di­rec­te­ment, mais en­chaî­ne aus­si­tôt sur la pa­ra­bo­le des vi­gne­rons ho­mi­ci­des (12,1-12) ; ses ad­ver­sai­res com­pren­nent très bien qu’ils sont vi­sés et rê­vent en­co­re une fois de l’arrêter ; seu­le la peur de la fou­le les re­tient. Il fau­drait ar­ri­ver à le pren­dre au piè­ge : c’est le but avoué des deux ques­tions sui­van­tes : faut-il payer l’impôt à Cé­sar ? (C’est la ques­tion des Pha­ri­siens et des Hé­ro­diens ; 12,13-17) ; com­ment se pas­se­ra la ré­sur­rec­tion des morts pour la fem­me aux sept ma­ris ? (C’est la ques­tion des Sad­du­céens ; 12,18-27). Dans cet­te at­mos­phè­re em­poi­son­née, voi­ci tout d’un coup une ques­tion de bon­ne foi : « Le scri­be les avait en­ten­dus dis­cu­ter et voyait que Jé­sus leur avait bien ré­pon­du. » (12,28). Et l’on as­sis­te pour une fois à un vé­ri­ta­ble dia­lo­gue, cha­cun re­con­nais­sant la jus­tes­se des vues de l’autre. Mais il est trop clair que ce scri­be fait fi­gu­re de cas iso­lé.