A Saint Pierre qui s’oppose à ce que Jésus lui lave les pieds ce dernier répond : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi ». On partage aisément l’incompréhension de l’Apôtre. Il a été appelé par Jésus et même s’il n’a pas encore saisi pleinement qui il était – cela viendra plus tard, à la lumière du matin de Pâques – il perçoit néanmoins ce qu’il y a d’’extraordinaire en cet homme qu’il admire et qu’il veut suivre.
Avec Pierre, laissons-nous surprendre par cette réponse du Seigneur. Quel est cette part que le Seigneur veut donner à Pierre ? Et pourquoi ce geste du lavement des pieds ?. Comment en comprendre la signification?
On y voit traditionnellement la manifestation que la Charité du Christ. Le maître se fait serviteur et nous invite à l’imiter humblement. Et l’on peut alors développer tout un discours édifiant sur la charité à avoir les uns avec les autres, sur la « tendresse », sur les « plus fragiles », voire sur les « valeurs de partage et de solidarité ».
Tout cela n’est pas faux, mais laissons nous prendre par les détails mêmes de ce récit et nous verrons qu’il nous entraîne beaucoup plus loin.
Pour ma part, j’en relèverai trois :
1. Jésus se « lève de table », il « dépose ses vêtements et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ». Ne montre-t-il pas ainsi son arrachement à ce monde qu’il est venu sauver ? Lors de sa naissance, à Bethléem, sa mère l’avait emmailloté de langes. Elle le faisait alors entrer pleinement dans cette humanité dont il venait partager le destin.
Au jour du jeudi saint la vie terrestre du Seigneur s’achève, son œuvre est accomplie. Par le don de sa vie, il donne aux hommes la vie nouvelle qui vient de Dieu. Sans ce dépouillement, pas de libération possible. Aucune vie nouvelle n’est possible sans abandon total à la volonté de Dieu.
Par ce geste, Jésus annonce déjà les ténèbres de sa mort sur la croix. Il annonce aussi le tombeau vide et la lumière du matin de Pâques. Il annonce la création nouvelle.
2. « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi ».
Par le signe du vêtement déposé, le Seigneur montre qu’il laisse derrière lui tout ce qui a rempli sa vie humaine, ses joies comme ses peines, ses bonheurs comme ses épreuves. Mais loin d’être la manifestation nostalgique d’une vie qui s’achève, ce geste du lavement des pieds est au contraire le premier acte d’une création nouvelle. Il serait réducteur de ne voir en lui que le prétexte d’un discours moralisateur apportant quelques précisions sur la conduite à tenir pour être un bon chrétien charitable et dévoué. Ce récit nous révèle bien autre chose. En lavant les pieds de ses disciples, Jésus ne les guérit pas, il ne les soigne pas, il fait mieux, il inaugure cette création nouvelle qui se réalisera pleinement dans le tombeau tout neuf de ce jardin qui rappelle le jardin de la Genèse. Souvenons-nous de ce beau passage du prologue de l’Évangile de Saint Jean : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu…Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut, ce qui fut en lui était la vie… ». C’est ce que nous redisons lorsque nous récitons le Credo : « …per quem omnia facta sunt… », (et en Lui tout a été fait.)
Le Verbe de Dieu en qui tout a été créé vient créer à nouveau l’humanité à bout de souffle.
3. « Vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné, afin que vous fassiez vous aussi comme j’ai fait pour vous ».
L’histoire pourrait s’achever là. Jésus le premier né entraîne avec lui les disciples qu’il a choisis. Et tant pis pour le reste de l’humanité ! Mais tel n’est pas le projet de Dieu. Comment pourrait-il abandonner un seul de ceux qu’il a créés ?
Si les apôtres sont les premiers bénéficiaires de ce salut apporté par Dieu, il leur faut en contrepartie transmettre aux autres ce don de la vie nouvelle qu’ils ont reçu. Ils le feront d’abord par le témoignage d’une vie sainte, à l’imitation de celle du Seigneur et aussi par l’annonce de l’Évangile et la célébration des sacrements à travers lesquels Dieu donne en abondance la vie nouvelle à tous ceux qui veulent la recevoir. Il est traditionnel de rappeler que le jeudi saint est le jour de l’institution de l’Eucharistie et du sacerdoce et il ne faut surtout pas perdre cela de vue, mais il est nécessaire de relier cette institution au but auquel elle est ordonnée : collaborer partout dans le monde à la réalisation de cette création nouvelle que Dieu veut réaliser.
Cette période que nous vivons est une période étrange. Nous ne pourrons sans doute pas nous retrouver pour fêter Pâques. Les évènements de ces dernières semaines laissent apparaître les meurtrissures de notre vieux monde, abîmé par l’orgueil et la prétention des hommes. Nous croyions tout maîtriser et tout avoir prévu et nous réalisons brutalement que nous échappe.
Nous avions érigé en valeur suprême notre liberté individuelle et nous nous trouvons en face de notre pauvreté et de notre impuissance.
C’est à nous chrétiens de redonner l’espérance au monde. N’empêchons pas le Seigneur d’agir en nos vies, au contraire associons-nous à son œuvre par notre vie quotidienne, par nos engagements humains, par nos actes d’entraide et de générosité.
Encourageons-nous par l’écoute de la Parole de Dieu et la célébration des sacrements.
N’entravons pas ce projet que le Christ est venu inaugurer et qu’il révèle au jour du jeudi saint. Ce jour est la première étape de la création nouvelle et pour y parvenir mettons nous résolument en route à la suite de Jésus
Père Bernard de Lisle